Les experts
- Anne-Marie Joliet est chargée de mission agroécologie et carbone pour le producteur de maïs pop-corn Nataïs. L’entreprise s’engage depuis longtemps pour l’agriculture de conservation des sols et la gestion des couverts végétaux, sujet qu’elle « pousse » dans le cadre d’un travail spécifique sur la mesure et la rémunération du carbone stocké de manière durable dans les sols. Elle rémunère une cinquantaine de fermes pilotes, à un prix plancher de 45 €/t de CO2 stockée, supérieur aux prix du marché volontaire. Sachant que ceux qui vont au-delà – jusqu’à 5 t/ha de CO2 dans les faits – sont rémunérés « au réel ». Nataïs travaille avec le CesBio [voir ci-dessous] au projet Naturellement PopCorn pour « étalonner » des modèles de mesures satellitaires du carbone séquestré par ces couverts intermédiaires. L’entreprise travaille également avec ses clients pour valoriser davantage ces filières.
- Éric Ceschia est directeur de recherche Inrae au Centre d’études spatiales de la Biosphère (CesBio) à Toulouse.
- Sylvain Hypolite est responsable recherche et développement au sein du Ceta Agro d’Oc. Il travaille à diagnostiquer pour le label Bas Carbone près de 25 % des 1 000 adhérents du Ceta, sur une base volontaire pour 2023. Le Ceta s’engage depuis longtemps pour les techniques de conservation des sols. Et les adhérents, à travers la filiale Grains d’Oc, ont déjà bénéficié sur la campagne 2020-2021 de 400 000 € de prime carbone liée au contrat Durabilité GES réels établi, sur tournesols et colzas, avec la société Saipol (filiale d’Avril).
Note : 1 tonne de carbone stockée équivaut à 3,66 tonnes équivalent (teq) de CO2
Concrètement, quelles sont les techniques de séquestration du carbone ?
Éric Ceschia : L’un des leviers d’atténuation du changement climatique les plus importants, c’est le stockage de la matière organique dans les sols. Et ce qui le permet le plus simplement, ce sont les couverts intermédiaires. Sans couverture, les taux de matière organique descendent dans les parcelles. C’est ce qui s’est passé en grandes cultures depuis le milieu du XXe siècle, et c’est pour cela, précisément, que ces sols cultivés comportent un gros potentiel de « reséquestration » de carbone. Les restes des cultures sont aussi concernés. Globalement, plus la quantité de matière organique qui retourne au sol est élevée, plus le sol stocke de carbone de façon durable… jusqu’à atteindre un équilibre, donc un plafond. Il faut aussi préserver l’existant, qu’il s’agisse des parcelles qui atteignent ce plafond, mais aussi les prairies temporaires, les arbres et les haies.
Comment peut-on mesurer le carbone réellement stocké dans un sol ?
Éric Ceschia : Le carbone stocké dans les sols par type de culture/couvert n’est pas mesuré la plupart du temps. Mais il est estimé à partir de statistiques régionales. Il est inenvisageable de couper, peser, sécher, analyser le carbone stocké de manière systématique. Or la variabilité des rendements des couverts intermédiaires, par exemple, est énorme. Dans nos essais, on va de 0,4 t de MS/ha à plus de 12 ! Nos essais visent précisément à établir une relation directe entre image et quantité de carbone stockée. Et cela grâce à une combinaison d’images satellites et de modélisation. Nous sommes désormais opérationnels pour le blé, le tournesol, prochainement maïs, colzas et couverts intermédiaires. Nos travaux sont en cours de revue pour publication dans des revues scientifiques à comité de lecture.
Anne-Marie Joliet : Avec ces mesures, nous, nous nous orientons clairement d’une logique d’estimation – celle qui est par exemple en cours actuellement dans le Label bas Carbone – vers une logique de résultats.
Est-ce qu’on ne pénalise pas ceux qui ont déjà fait des efforts ?
Anne-Marie Joliet : Aujourd’hui, la plupart des labels et des certifications vont financer la transition vers le stockage du carbone. Un agriculteur qui est déjà « vertueux » va avoir des leviers plus faibles pour générer du crédit carbone. La valorisation ne sera pas à la hauteur de sa performance. C’est pourquoi chez Nataïs, nous préférons soutenir le service en tant que tel, pas la transition. Le service est rendu chaque année, et il y a des conséquences en termes de restauration des sols, de cobénéfices. D’ailleurs, pas un de ceux qui se sont lancés dans les couverts ne reviendrait en arrière.
Combien coûtent ces mesures ?
Sylvain Hypolite : Nous estimons, au Ceta Agro d’Oc, le coût de la transition à 100 €/ha.
Anne-Marie Joliet : Selon nos estimations, pour les parcelles que nous suivons, de l’implantation à la destruction du couvert intermédiaire, le coût s’élève à 80 à 90 €/ha pour l’implantation d’un couvert hivernal.
Quelle quantité de carbone peut-on espérer « séquestrer » dans un sol ?
Sylvain Hypolite : L’ensemble du carbone contenu dans les sols provient des végétaux, donc du CO2 de l’air, et atteint à un moment donné un plafond. Mais toutes les formes de matières organiques peuvent être minéralisées et retourner dans l’air sous forme de CO2. L’Inrae a publié en juillet 2019 une synthèse*. Dans 90 % des cas, l’intégration de couverts permet de stocker du carbone dans les sols estimé à 0,313 tC/ha/an (soit +1,2 teqCO2/ha/an). [Une valeur faible par rapport aux observations de terrain d’Agro D’Oc.] La combinaison de couverts végétaux performants, de culture adéquate et d’apports de matière organique exogène (type composts, fumiers) permet en moyenne d’atteindre des stockages nets de plus 1 t de C/ha/an, soit 3,66 téqCo2/ha/an.
Anne-Marie Joliet : Là encore, les mesures effectuées par Nataïs, dans ce secteur du Sud-Ouest, confortent ces estimations. Nos producteurs, lorsqu’ils maîtrisent bien les couverts, peuvent dépasser cette tonne de carbone stockée par hectare, voire la doubler. Cela représente 3 à 5 téq de CO2 durablement stocké par hectare et par an. Et cela sans intégrer le potentiel de la culture, maïs pop-corn ou autre.
Mesure du carbone stocké : la France en pointe
« Nous sommes les premiers à parvenir à évaluer la quantité de carbone stockée dans une parcelle à un instant t en combinant télédétection par satellites et modélisation, explique Éric Ceschia, du Centre d’études spatiales de la Biosphère. Nous avons commencé à la parcelle et évoluons vers des mesures sur de larges territoires en haute résolution, sur de plus en plus de cultures ; les publications sont en cours. Notre modèle permet d’estimer la biomasse aérienne et les rendements, à la fois pour les approches de type marchés et réglementaires type PAC.
Le directeur de recherche Inrae au Centre d’études spatiales de la Biosphère (CesBio) poursuit : « Nous sommes quasiment les seuls sur ces approches, et ça intéresse beaucoup. Désormais, nous allons avoir besoin des mesures d’export (récoltes, pâturages…) spatialisées pour aboutir à des bilans complets. Nous échangeons avec les constructeurs de machines et des fournisseurs d’outils pour la remontée de ces données directement issues des machines. L’enjeu sera d’arriver à coordonner les flux de données, celles des agriculteurs et celles des satellites. »
Quelle rémunération en face ?
Le marché volontaire des crédits carbone rémunère la tonne stockée autour d’une trentaine d’euros actuellement. Si un agriculteur stocke autour d’une tonne de carbone par hectare, cela représenterait en moyenne un tiers de ses dépenses . Pas assez encore pour être véritablement tentant. Ce qui n’empêche pas les groupements professionnels d’avancer, de mettre en place des dispositifs parallèles ou complémentaires, voire de se tenter la labellisation bas carbone… mais sans se lancer dans l’immédiat dans des contractualisations à long terme : on ne sait pas encore quand et dans quelle mesure le prix de la tonne va « décoller ».
Agro d’Oc : La labellisation… et des financements spécifiques
« Les agriculteurs avec lesquels nous travaillons ne se lanceront pas sur le marché des crédits carbone à 30 €/t. Et même s’ils font déjà des couverts », résume Sylvain Hypolite.
Ce dernier n’envisage pas de les faire contractualiser sans qu’ils rentrent au moins à 50 % dans leurs frais. « Nous ne savons pas encore à qui nous allons vendre ces crédits. Mais il y a un tel engouement qu’il faut garder la tête froide. Nous finançons le processus de labellisation bas carbone dans lequel nous nous sommes lancés. Et cela grâce à un appel à projets de l’Ademe .»
Sylvain Hypolite continue : « Le label Bas Carbone fournit un cadre global. Mais nous comptons aller plus loin avec les cobénéfices, que permet le label. Les acheteurs vont pouvoir – avec le travail du CesBio – acheter du carbone objectivé, dont la quantité est mesurée et non estimée. Mais aussi les améliorations sur la qualité de l’eau et son stockage dans les sols, la biodiversité… Nous sommes aussi lauréats de l’appel à projet SolNovo d’Agro Sud-Ouest Innovation, sur le volet Carbo d’Oc, pour mesurer ces cobénéfices et bénéficier de financements participatifs. Au final, le carbone est un marché naissant. Dans trois ans, soit ça aura fait flop, ça soit se sera structuré. »
Nataïs : « Valoriser ce qu’on fait auprès de nos acheteurs »
« Nous rémunérons les producteurs engagés à un prix plancher de 45 €/t de CO2 stocké par hectare. Et plus s’ils sont au-delà d’une tonne/ha, résume Anne-Marie Joliet. La clé sera la valorisation. Dans la filière maïs pop-corn, la concurrence vient d’Amérique du Sud, où la production est peu positionnée sur ces questions. Certains de nos acheteurs sont prêts à payer un peu plus cher. Par exemple, si on leur garantit que la production permet de stocker du CO2. On travaille avec eux sur comment la valoriser. »
Pour plus d’information, retrouvez aussi ces articles sur www.entraid.com :
- Payé pour réduire son carbone.
- Un diagnostic carbone payé à 90 %.
- L’élevage reçoit un label pour vendre ses crédits carbone.
*Rapport « Stocker du carbone dans les sols français : quel potentiel au regard de l’objectif 4 pour 1000 et à quel coût ? », étude réalisée pour l’Ademe et le ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation, publiée en juillet 2019