Réorganisation du temps de travail
Pourtant, de plus en plus d’agriculteurs aspirent à avoir un rythme de vie qui correspond aux normes de la société. « Les agriculteurs ne souhaitent plus passer leur vie entière au travail comme le faisaient les anciennes générations, explique Caroline Leroux, sociologue à l’ESA- UPC d’Angers et auteur d’un mémoire (1).
Finis donc les « on ne compte pas nos heures ! » qu’on entendait souvent dans la plaine. « La jeune génération ne revendique plus cette valeur du temps de travail », ajoute Caroline Mazaud, elle aussi sociologue à l’ESA d’Angers. Outre les vacances, c’est le temps libre et l’équilibre vie privée, vie professionnelle qui est recherchée. »
Vacances, frustration pour ceux qui ne peuvent pas
Trouver du temps libre, organiser son travail, c’est aussi ce que les agriculteurs réussissent le moins. « C’est un motif d’insatisfaction souvent évoqué », partage Caroline Mazaud suite à une enquête qu’elle a réalisé auprès d’une vingtaine de jeunes installés. « Le métier d’agriculteur reste un métier demandant qu’on y consacre un temps important, fait remarquer Caroline Leroux dans son étude.
Comme l’indiquent Bertrand Hervieu et François Purseigle (2), les agriculteurs sont aujourd’hui les plus « concernés par les horaires atypiques et sont soumis plus que la moyenne à des astreintes sans grande possibilité de réduction du temps de travail. »
En effet, en moyenne, un agriculteur travaille 53,9 heures chaque semaine selon l’Insee. « La météo organise également la vie professionnelle autant qu’elle pèse sur la vie familiale, ajoute la sociologue. La difficile maîtrise du calendrier de travail en raison de la météo et de son influence sur les cultures a des répercussions évidentes sur les rythmes familiaux. Ainsi, les vacances sont elles aussi aléatoires et difficiles à programmer. Comme la plupart des actifs, les agriculteurs souhaiteraient partir durant l’été. Or cette saison correspond à une période intense de travail. » Dans notre sondage (3) sur les habitudes de vacances des agriculteurs, la moitié des agriculteurs interrogés arrivent à partir en vacances l’été.
Des vacances malgré les contraintes
D’autant que les contraintes s’accumulent et demandent encore davantage de temps professionnel. Comme l’illustrent les contraintes administratives qui sont venues s’ajouter au travail technique de l’agriculteur. « Les agriculteurs sont moins sur le terrain que les générations précédentes, mais plus à gérer des rendez-vous avec des techniciens, des commerciaux et des contrôles, et aussi à répondre aux mises aux normes et à remplir les papiers administratifs », précise Caroline Leroux.
Ainsi, la population agricole reste encore une exception. Alors que 73 % des Français annonçaient partir en vacances durant l’été 2023, ils sont 44,3 % en agriculture à partir une fois en vacances chaque année, selon le sondage mené par notre rédaction. Et 37 % des agriculteurs disent partir au moins deux fois par an. 6 % d’entre eux indiquent ne jamais partir en vacances.
Faute de pouvoir s’absenter longtemps, 38 % des agriculteurs interrogés, dans notre sondage sur les habitudes de vacances des agriculteurs, partent une semaine par an. et 27 % que quelques jours par an. La moyenne nationale est bien plus élevée avec un séjour moyen de 11 jours.
Pas de vacances, oui, mais on organise son temps de travail
Il y a l’astreinte professionnelle certes, mais aussi une difficulté à déléguer le travail. « Sur les neuf chefs d’exploitation rencontrés, sept avaient recours à un salarié embauché souvent à temps partiel, explique Caroline Leroux. Pour beaucoup des agriculteurs interrogés, ces salariés représentent une charge supplémentaire de travail. Ils ne seraient pas suffisamment formés et autonomes. »
Cependant, s’ils n’arrivent pas à dégager du temps pour leur vie personnelle, les agriculteurs revendiquent leur liberté de temps de travail. « De plus en plus de jeunes acceptent leurs nombres de jours de vacances limités, fait remarquer Caroline Mazaud. En contrepartie, ils admettent volontiers compenser cela par l’organisation de temps pour leur entourage en journée ou en semaine. Un agriculteur m’a dit, je ne pars pas beaucoup en vacances mais tous les matins, j’emmène mon fils à l’école. » Il y a peut-être là l’avantage à ne pas séparer la vie professionnelle de celle personnelle.
Comme le souligne cette animatrice de cuma. « On m’a demandé récemment de ne plus faire de réunion ni le mercredi, ni en fin de journée, raconte-t-elle. J’ai en effet, de jeunes papas dans ce groupe qui veulent, eux aussi, s’impliquer dans l’éducation de leurs enfants ou soulager leur épouse dans les tâches quotidiennes. Et ça, c’est nouveau. »
Partir en vacances comme tout le monde
Cette tendance a été introduite par le conjoint de l’agriculteur qui travaille désormais à l’extérieur et qui vient imposer les normes de respect entre la vie professionnelle et celle personnelle. Un équilibre apparaît donc possible dans certaines situations. Dans notre sondage, la majorité des agriculteurs assurent partir en vacances avec leur famille dans 87 % des cas.
« Les agriculteurs évoluent et font face à une société salariée, explique Caroline Mazaud. Ils ne veulent plus reproduire le schéma familial. Tout comme les ruraux qui veulent avoir le même niveau de vie que les urbains. En effet, c’est difficile d’être à contrecourant, de voir la majorité de ses voisins partir en vacances et ne pas en faire de même. » Les agriculteurs veulent vivre les mêmes choses que leurs voisins, avoir des choses à raconter.
Ce sont finalement les normes extérieures qui participent au besoin de prendre des vacances. En revanche, peu d’agriculteurs ont l’ambition de partir cinq semaines chaque année comme les salariés d’entreprise.
Être plus efficace, pour plus de temps libre
Avec un conjoint ou des amis qui ne sont pas du milieu agricole, les agriculteurs sont confrontés aux exigences du monde salarié et cela leur demande de s’ouvrir. Dans le sondage d’Entraid, nombreux sont les agriculteurs à souligner cette pression. « Je pars trois ou quatre jours par an avec mes enfants quand ils ne me laissent pas le choix, et ils ont bien raison. » Un autre avoue, « je pars en vacances pour faire plaisir aux enfants et être avec eux ».
Pour remédier au manque de temps destinés aux loisirs et à leur entourage et ainsi vivre au même rythme que la société qui les entoure, les agriculteurs ont leur méthode. D’abord, il y a la formation aux enjeux agricoles et économiques. « Les agriculteurs voient dans ces formations le moyen d’être plus efficace sur leur exploitation, reconnaît Caroline Leroux dans son mémoire. Ces formations permettent aussi de gagner en autonomie sur l’organisation du travail et d’améliorer le management de l’exploitation. »
D’autres choisissent de réduire leur production ou de se tourner vers des types d’élevages moins astreignants. Un choix qui ne peut être fait que lorsque les finances le permettent ou sur le long d’une carrière. Enfin, d’autres agriculteurs eux, s’appuient sur la robotique mais il faut avouer que le métier d’agriculteur et les techniques d’élevage changent beaucoup, il faut donc s’y adapter. D’autant qu’ils ne font pas gagner du temps à tous les coups.
Partir en vacances mais ne pas couper avec le boulot
Le smartphone, présent dans toutes les poches des agriculteurs, « a lui aussi des effets ambivalents : il rend les agriculteurs plus dépendants de leur travail, explique la sociologue. Car il est à la fois un outil professionnel et un objet personnel, le téléphone portable empêche la coupure, entre travail et hors travail… même en vacances. »
Ainsi, 41 % des agriculteurs interrogés, dans notre sondage sur les habitudes de vacances des agriculteurs, assurent répondre aux appels et mails pendant leurs vacances. Alors que 33 % eux, ont pour ambition de tout oublier et décident de déléguer même les tâches administratives.
Toutefois, ce n’est pas toujours facile pour un agriculteur de s’absenter, 12,5 % des agriculteurs le disent. « Il doit organiser son travail, briefer les personnes qui le remplaceront, etc. Cela demande du temps et ajoute une pression, révèle Caroline Leroux. D’autant que s’ils partent et qu’il y a un problème dans l’exploitation, la perte économique peut être importante. » Les vacances peuvent alors coûter cher si ça tourne mal.
D’autant que si l’agriculteur fait appel au service de remplacement, le budget vacances augmente aussi. « Heureusement, il semble que les services de remplacement soit de plus en plus sollicité, les agriculteurs y ont davantage confiance, fait-elle remarquer. Et des dispositifs existent. »
D’autres choisissent de partir à la journée ou de multiplier les week-ends qui sont plus faciles à organiser. D’autant que c’est moins coûteux. Car même si pour la majorité des agriculteurs interrogés le budget est de 500 €/personne, le coût du service de remplacement n’est pas inclus.
Nécessité de partir de chez soi
La spécificité agricole réside peut-être aussi dans la nécessité de partir de son domicile pour se sentir en vacances. C’est le cas pour 70 % des interrogés dans notre sondage sur les habitudes de vacances des agriculteurs. Encore le résultat d’une confusion entre le travail et la vie personnelle puisque bien souvent le domicile est proche de l’exploitation.
Enfin, ils continuent de favoriser la vie à la campagne puisque 42 % d’entre eux y résident pendant leurs vacances (21 % pour les Français). D’autres choisissent des lieux consacrés aux vacances comme les stations balnéaires pour 27 % ou plus urbains pour 3,5 % des interrogés (contre 12 % pour les Français). Les agriculteurs privilégient les destinations françaises, pas trop éloignées de leur exploitation entre 300 et 1 000 kilomètres. Enfin, 20 % d’entre eux cherchent l’exotisme et préfèrent partir en dehors de nos frontières.
Y prendre goût, avoir ses habitudes
Et lorsqu’on leur demande ce qu’ils recherchent en partant en vacances, la majorité répond du repos. D’autres veulent avant tout changer d’air et se dépayser. Les moments en familles et la découverte sont aussi recherchés. Ainsi, la moitié des interrogés cherchent avant tout des activités touristiques et culturelles et pour un tiers des activités reposantes.
Si bien que certains agriculteurs y prennent goût. « Ils découvrent le plaisir de partir en vacances, et décident alors de repenser leur organisation pour réitérer les choses », constate la Caroline Mazaud. Par ailleurs, il peut être judicieux de remettre les vacances dans une trajectoire de vie. « Certains, vont prioriser les voyages et vacances en début de carrière ou avant de s’installer, pour en profiter avant d’être moins disponibles, souligne la sociologue. D’autres, le feront dès leur départ à la retraite. »
(1) Mémoire de recherche en sociologie « Sortir la tête du guidon, l’organisation temporelle des modes de vie des agriculteurs. » réalisé en 2020 à l’aide de neuf entretiens avec des agriculteurs d’un même village mais d’horizons et habitudes bien différentes.
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