Des machines qui ne correspondent pas aux besoins
Le constat est assez simple, même s’il est difficile à quantifier. Une partie non anecdotique des investissements en matériels agricoles et machines réalisés par les cuma ne colle pas aux besoins des adhérents. Bien souvent, il s’agit de :
- surdimensionnement
- matériels d’une largeur excessive par rapport aux besoins
- matériels trop lourds ou mal configurés par rapport aux outils de tractions disponibles
- d’options inutiles
- d’options utiles mais peu ou pas maîtrisées
- de la non prise en compte des fenêtres météo qui conditionnent les chantiers
- d’engagements mal estimés, d’où des sur ou sous-utilisations des tarifs ou des frais d’entretien qui s’envolent
- de la mauvaise compréhension des besoins : au débit de chantier permis par les grandes largeurs, beaucoup se contenteraient de machines plus petites mais en plusieurs exemplaires
- de compromis « mous » qui aboutissent à l’insatisfaction générale des utilisateurs
- d’équipements inadaptés aux productions des adhérents (grilles, volumes, aération…)
Des besoins en machines qui sont mal adaptées aboutissent à une insatisfaction vis-à-vis des services rendus par la cuma. A terme, à un désengagement d’une structure jugée au final peu « professionnelle ». Désengagement qui contribue à la difficulté de renouveler les responsables. C’est d’autant plus important de répondre précisément aux demandes des adhérents qu’ils deviennent rares et que leurs exploitations diffèrent de plus en plus. Ces mauvaises estimations peuvent coûter, sur le long terme, extrêmement cher aux adhérents-utilisateurs.
Qui peut le plus peut le mieux ?
Nicolas Thibaud, agro-ingénieur et formateur indépendant dans le domaine de l’agroéquipement, chiffre ces pertes : « Un outil de travail à dents, utilisé de manière superficielle, a un besoin de puissance comprise entre 18 et 23 ch par mètre de large. Un outil animé mal utilisé peut utiliser entre 45 et 55 ch du mètre. Avec une herse rotative en reprise de labour, sur un mauvais créneau météo, on peut aller jusqu’à plus de 80 ch par mètre utilisé. On utilise là quatre fois trop de puissance par rapport au besoin réel d’origine, qui en plus aurait donné de meilleurs résultats ». Un vrai gâchis, en termes de puissance mais aussi de carburant et de difficulté de travail.
Autre exemple dans le domaine de la récolte : « Le choix d’une largeur de coupe ou du nombre d’éléments cueilleurs peut aller du simple au double sur la même machine. Le système de broyage fin d’un cueilleur peut occuper une puissance qui va de 18 ch par élément jusqu’à 42 ch selon la finesse de broyage attendue au moment de la récolte ». Nicolas Thibaud travaille fréquemment avec des cuma et des exploitations agricoles pour déterminer avec précision l’équipement nécessaire. C’est en moyenne 1,5 jour de travail pour une cuma, avec à la clé, une réduction qui peut atteindre 30 à 40 % du prix de la machine.
Les besoins des adhérents satisfaits du travail de la machine
« Il ne s’agit pas d’aboutir à un compromis, souligne-t-il. Car le compromis mène à l’approximation, et à l’insatisfaction des adhérents, ce qui peut être extrêmement démobilisateur ! Voire mener à l’abandon du projet. L’idée, c’est de prendre en compte tous les critères techniques, les créneaux météorologiques d’utilisation des matériels, par rapport au type de sol, mais également le type de traction qu’on va devoir mettre en face. Mon objectif est que toutes les demandes, les besoins en machines et les conditions de travail soient exprimés. Que tous les adhérents soient satisfaits du travail de la machine ». En résumé : non au compromis, oui à la satisfaction des besoins de tous. Cette réflexion menant dans bien des cas, à une réduction des sommes engagées !
Pour rappel, l’Etat finance aussi un Dispositif national d’accompagnement des cuma (Dina cuma), qui permet aux groupes de se faire accompagner par un tiers sur un questionnement particulier. Une sorte d’audit sur mesure, qui aide les responsables et adhérents à définir une problématique et à y apporter leurs réponses, aiguillés par une personne extérieure.
Des subventions pour des exploitations agricoles rentables
Les cuma bénéficient aussi, en fonction des territoires, d’un soutien à l’investissement qui peut être assez fort de la part des collectivités (départements, Régions et UE à travers le programme Feader). En Occitanie et Nouvelle-Aquitaine par exemple, un système d’appel d’offres permet aux groupes de financer jusqu’à 40% du montant des investissements selon un système complexe de critères de notation.
Les financeurs entendent soutenir, avec de l’argent public, des investissements collectifs, structurants. Avec en ligne de mire le maintien d’exploitations agricoles rentables, d’un tissu social et d’une certaine densité d’actifs dans les territoires ruraux, dans une perspective aussi de préservation de l’environnement.
La plupart des groupes l’ont bien compris, et recourent à ce système de soutien de manière raisonnée, souvent guidés par les animateurs agroéquipement des fédérations de cuma. Mais comme tout système de soutien, il donne aussi naissance à des calculs de la part de certains vendeurs, qui y voient l’occasion de proposer des matériels plus confortables, plus grands, plus lourds et plus équipés. Donc plus chers, sans que cela ne coûte davantage aux agriculteurs. Mais aussi de la part de certains responsables de cuma qui, selon les mots d’un vendeur de matériels, souhaitent « obtenir le maximum au moindre prix ».
Se rassurer dans un contexte mouvant
On peut être caricatural et y voir simplement de l’avidité mais comme souvent dans les groupes, la réalité est plus complexe. Et le raisonnement bien souvent le même auprès du grand-public : pour le même prix, préfèrera-t-on une voiture « standard » ou une dotée d’équipements supplémentaires « offerts » ? Derrière les raisonnements commerciaux, plusieurs phénomènes se conjuguent :
- la rationalisation d’une industrie de construction de matériels, qui doit rester attentive à ses coûts, proposant toujours plus de machines de « compromis », de packs d’options négociés et de moins en moins de sur-mesure
- des concessionnaires soumis à des clients souvent indécis, parfois plus attentifs à la ligne « en bas à droite » et aux gestes commerciaux qu’à d’autres critères tout aussi pertinents
- des responsables de cuma confrontés à la difficile tâche de calibrer les besoins en machines actuels et futurs de leurs adhérents, dans un contexte de changement climatique, souvent soucieux de se rassurer avec des matériels sur-performants
- une fréquente diminution de la main-d’œuvre qui conduit à investir dans de grosses machines pour ne mobiliser qu’un seul chauffeur
Du côté des causes
Les causes sont souvent à aller chercher dans le fonctionnement des groupes, du côté de l’équilibre entre responsables et adhérents. Si les responsables sont livrés à eux-même, face à des adhérents désengagés, le mauvais dimensionnement des investissements peut être le fait de ce « noyau dur » de responsables ou d’adhérents, très souvent « moteur » sur tout ce qui touche à la cuma.
Ils peuvent avoir l’habitude d’amorcer une activité en s’alignant sur leurs propres nécessités, celles des plus dynamiques. Le reste des adhérents suit péniblement. Ce sont, du coup, les besoins de ce petit groupe qui font office de « mètre-étalon » aux investissements. Il s’agit souvent d’agriculteurs dont les exploitations sont rentables. Bien configurées, elles disposent d’une maîtrise technique et d’une main-d’œuvre suffisantes. Leurs besoins peuvent néanmoins être bien différents de ceux d’autres adhérents. Et inversement, si les adhérents ne sont pas consultés, ou purement « pour la forme », ils peuvent être tentés de se retirer du jeu. Ils activent ainsi des comportements de consommateurs plutôt que de coopérateurs.
Un concessionnaire raconte : « Il m’est arrivé d’être convoqué dans une réunion de cuma avec quinze adhérents, pour présenter ma machine. Personne ne disait rien, alors que trois d’entre eux étaient venu me voir dans mon atelier pour me dire que la réunion et l’investissement ne les intéressaient pas. Mais il n’ont rien dit. Donc le gars qui a mené le projet pensait que les quinze étaient intéressés ».
Variante curieuse : une sous-estimation des engagements des adhérents, qui ne souhaitent pas payer trop de capital social. L’amortissement de la machine est basé sur des données faussées. Elle est utilisée bien davantage que les estimations ne le prévoyaient. De même, les frais d’entretien s’envolent.
Achat de la coupe d’une moiss batt’
Pour une cuma du Sud-Ouest, le calcul de la largeur de coupe, optimisée à partir de l’objectif d’avancement (6 km/h) et du tonage de paille moyen (4 t/ha) fait apparaître un besoin technique de 9,2 m. Soit un gain de 13 700 € par rapport à la proposition commerciale initiale d’une coupe spécifique de 12,7 m.
La bonne nouvelle ? Les choses changent
« Le discours sur la grande nouveauté, la machine miracle, ne fait plus trop recette », constate un animateur de fédération de cuma qui est passé chez les constructeurs et les concessionnaires. « Le renouvellement des générations, l’arrivée d’agriculteurs davantage formés et de salariés chauffeurs dans les cuma font évoluer les choses. On leur demande leur avis, et petit à petit on se détache de la notion de prix brut pour arriver à celle des besoins. Cela n’enlève pas tout l’irrationnel qui peut intervenir dans le choix d’une machine, relève-t-il, car quand on les aime, il y a toujours un peu d’irrationnel. Mais les facteurs à la croisée de l’humain et du technique font leur apparition dans les critères de choix, comme la qualité du SAV par exemple ».
Dans les cuma, on voit émerger des raisonnements intéressants. Pas de « retour en arrière », comme on pourrait être tenté de le dire. Plutôt des redimensionnements, soit à la baisse, soit en conservant une ancienne machine, soit en investissant dans une machine plus petite pour les quelques adhérents en ayant besoin, pour rendre service à tous.
Les témoignages des cuma
La cuma aveyronnaise de Lassout compte une quarantaine d’adhérents éleveurs pour une trentaine de services. Elle met en œuvre une organisation très simple et efficace pour pouvoir évaluer les besoins des adhérents à l’heure de préparer les investissements.
Chaque année, le conseil d’administration se réunit spécifiquement pour discuter des renouvellements. En ce qui concerne les nouveaux besoins, les adhérents sont également interrogés une fois par an à l’issue de l’assemblée générale. Ensuite, des réunions « fractionnées » sont organisées par matériel : seuls les adhérents intéressés sont convoqués. « Nous pouvons en organiser par exemple trois sur une demi-journée », précise David Bernier, le président de la cuma. Chacune des personnes présentes est invitée à s’exprimer sur ses besoins via un tour de table. « Il y aura toujours des réticences, des adhérents qui n’expriment pas ce qu’ils pensent. Nous essayons de leur donner la parole quoi qu’il arrive, indique David Bernier. Que chacun soit satisfait car nous avons besoin de tout le monde ».
Besoins en machines : « 80% de notre décision est basée sur le prix »
A l’issue du processus, pour chaque investissement, le groupe de futurs utilisateurs s’est mis d’accord sur un court cahier des charges. C’est-à-dire un socle de base, assez précis, et éventuellement quelques options que le concessionnaire pourra ajouter en fin de devis. « Quand on ouvre les enveloppes contenant les devis, on n’y revient pas. Les concessionnaires jouent le jeu de nous construire ces devis, pour eux c’est du travail ». Ce qui permet aux adhérents de comparer ce qui est comparable. « Lorsque nous estimons avoir besoin de davantage d’informations, notamment sur la fiabilité, nous nous renseignons auprès de l’animateur agroéquipement de la fdcuma. Autrement, chez des cuma voisines qui auraient réalisé l’investissement. Dans ce cas, ce sont les adhérents, en général 5 ou 6, qui ont fait les déplacements auprès des voisins, qui prennent la décision. »
A Sentous (65) : un comparatif anonymisé
Avec l’expérience, les responsables de la cuma de Sentous ont mis au point un système imparable. Ils préparent avec leurs adhérents et salariés un cahier des charges très détaillé, incluant aussi les consommables et l’entretien. « Pour un tracteur par exemple, cela inclut la puissance, mais aussi le débit d’huile. Egalement les options de cabine, la variation continue, le Rtk ou le relevage. Mais aussi la garantie sur 5 ans ou 3 000 h et tous les consommables. A savoir : huile, filtres, entretien mécanique, tracteur de remplacement en cas de panne, etc », précise Michel Lagleyze, président de la cuma.
De la précision, car « nous n’y revenons pas », indique-t-il. Là encore, ce socle commun permet aux concessionnaires de fournir des devis comparables. Chaque marque a son propre correspondant parmi les responsables, qui recueille le devis sous enveloppe cachetée. Chaque proposition est ensuite numérotée pour l’anonymiser et reportée sur un tableau d’affichage. Les responsables y indiquent également le prix de revient et le tarif correspondant à chaque proposition. C’est sur cette base que les adhérents délibèrent et choisissent les équipements. Une méthode pas si complexe à mettre en œuvre. Elle a aussi l’avantage de rendre le processus de choix transparent et objectif. « Les concessionnaires le comprennent bien. Ils savent que nous n’y revenons pas, et apprécient le sérieux de la procédure », note le président.
Le point de vue des vendeurs de matériels
Ils ont un point de vue intéressant sur cette question de l’adéquation entre investissements et besoins. Certains jugent parfois difficiles les requêtes des cuma. Les demandes de devis à répétition (jusqu’à une vingtaine). Les réunions avec des questions parfois très pointues, pour un choix final qu’ils estiment uniquement basé sur « le chiffre en bas à droite. » Les demandes du type « tout pour rien et tout de suite ». Et que dire de la reprise de machines, certaines subventionnées, qui finalement ne conviennent pas aux adhérents… le besoin ayant été mal estimé.
Chez l’un de ces concessionnaires interrogés, basé sur la façade Ouest de la France, ces exigences passent d’autant plus mal que les cuma sont très loin d’optimiser les capacités des matériels. Si l’on parle avec bienveillance de suréquipement pour « se rassurer », palier le manque de main-d’œuvre ou de conducteurs, lui évoque davantage « le luxe de la disponibilité » que se permettent des cuma de son secteur. Par exemple avec des achats de gros matériels par paire quand un seul pourrait largement absorber les surfaces engagées.
Nouvelles technologies : inutiles… ou mal intégrées?
Les options technologiques des matériels agricoles ne sont pas forcément un luxe, mais leur prise en main demande du temps et de l’accompagnement. C’est souvent là que le bât blesse. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles beaucoup ne sont pas utilisées à leur maximum.
David Rein est l’un des co-gérants des concessions Euromagri et Euromagri Pyrénées. Distributeur des marques Fendt et Valtra, les concessions du groupe se démarquent par l’accompagnement et les formations dispensées aux chauffeurs. « Nous avons cette expertise sur le guidage GPS, donc une partie de notre clientèle, environ un quart, utilisent 80% des potentialités du tracteur que nous lui fournissons. C’est aussi lié aux spécificités de notre secteur, avec des cultures sous contrats, qui demandent de la traçabilité. Nous délivrons deux types de formations gratuites. L’une pour la mise en service, qui est assez longue et complète. Puis on refait un point environ un an après par groupe de 10-15 personnes, une fois qu’ils ont bien commencé à utiliser la machine par eux-mêmes ».
De manière intéressante, David Rein souligne que « le produit est un support, l’humain a une part déterminante dans les choix des matériels ». En ce qui concerne les concessions, il estime que c’est la notion de service qui va prendre de l’importance dans les années à venir. « Une heure de panne peut coûter horriblement cher. A l’avenir, ce temps d’immobilisation sera pris en compte dans les choix des agriculteurs ».
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