Bertrand Hervieux, qui intervenait lors de l’Assemblée générale de la fédération des Cuma Landes-Béarn-Pays Basque en février, a inscrit la profonde transformation des structures des exploitations agricoles dans un contexte plus large.
Il a rappelé que les agriculteurs constituent aujourd’hui une minorité professionnelle. Une situation contribuant au sentiment d’ « agribashing », même si, a-t-il souligné, ce ressenti ne se cantonne pas uniquement aux professions agricoles, au regard de la dévalorisation subie par d’autres catégories professionnelles (enseignants, fonctionnaires…).
Bertrand Hervieux analyse aussi l’hétérogénéité croissante qui caractérise les exploitations, et qui selon lui se regroupent autour de trois pôles :
- L’agriculture familiale « traditionnelle », c’est-à-dire le modèle de la modernisation agricole à 2 UTH est devenue minoritaire (31% d’exploitations unipersonnelles, 21% en couple). En parallèle, 8% des agriculteurs sont pluriactifs. Les Gaec et autres sociétés se développent.
- La « micro-exploitation » se développe mais ne pèse pas encore beaucoup : 21% sont micro exploitants (à 65% non issus du monde agricole), qui n’envisagent pas forcément une carrière à vie dans l’agricultures.
- Enfin, l’agriculture de firme se développe dans le contexte de financiarisation de l’agriculture qui a émergé depuis la crise financière de 2008 où les actifs agricoles ont été jugés intéressants. Ces entreprises représentent aujourd’hui 28% de l’emploi et 30% du chiffre d’affaires de l’agriculture.
Pressions
Le sociologue analyse plus largement la mutation sociale, à travers ses conséquences sur les agriculteurs. Il observe par exemple que « L’agriculture est le dernier secteur d’activité où l’on peut encore observer une superposition des lieux de vie et de travail, alors que dans tous les autres secteurs, ces lieux sont distincts et que la mobilité est quotidienne. »
Les modifications qui affectent les familles (monoparentalité notamment) n’épargnent pas non plus les exploitants agricoles.
Bertrand Hervieux analyse plus spécifiquement les causes des suicides agricoles, en s’appuyant sur les travaux de Nicolas Deffontaines. Et c’est rarement l’économie qui est en cause, note le sociologue. Le phénomène touche davantage des agriculteurs confrontés à une désocialisation, des agriculteurs en fin de carrière sans successeurs, et des jeunes de 40-45 ans qui sont pris dans un étau de pressions familiales et sociales.
Il développe quelques exemples de pressions : la pression familiale dans un GAEC où plusieurs générations, des frères, un couple sont réunis, la tension entre volonté d’innovation et obligation de prolonger l’héritage familial dans le cas d’une succession, la tension dans le couple si le conjoint travaille à l’extérieur, l’« inter surveillance » du voisinage…
« Cet étau est d’autant plus difficile à vivre que la nouvelle génération recherche une plus grande autonomie et souhaite innover dans un contexte où la société questionne de plus en plus l’agriculture. », note-t-il.
L’histoire à la rescousse
Intéressant de constater que cette grande mutation qui affecte le monde agricole n’est pas la première.
Bertrand Hervieux estime qu’il s’agit de la troisième grande crise depuis 150 ans.
Premier virage ? « Entre 1870 et 1880, dans un contexte où les famines subsistent encore, alors que plus de la moitié de la population est agricole et que la République est menacée, il est décidé de satisfaire l’ambition des métayers de devenir propriétaires. »
Ensuite, « Après la Seconde Guerre mondiale, l’affectation des terres a été réorientée prioritairement vers la production (avec la création du statut du fermage, de la Safer, etc.), et les outils et financements de la modernisation agricole sont venus compléter cela. »
Captation de la valeur ajoutée
Aujourd’hui, analyses-t-il, l’agriculture traverse une nouvelle crise et doit engager une nouvelle transformation majeure en opérant une double transition : prendre le tournant de l’agroécologie en profondeur, mais aussi assurer la survie d’une agriculture portée par les agriculteurs, grâce au collectif.
On voit aujourd’hui les processus de délégation et la tertiarisation de l’agriculture qui menacent cette autonomie. L’agriculture de firme fait ainsi naître des activités tertiaires nouvelles comme des bureaux d’étude qui construisent des itinéraires et on peut ainsi craindre de voir demain ce conseil et cet encadrement capter la valeur ajoutée de la production agricole.
Dans le contexte actuel de la démographie agricole et face à la montée de la financiarisation, explique-t-il « il est impératif de maintenir des structures d’exploitation qui ne soient pas solitaires mais en coopération de proximité. C’est ainsi qu’elles pourront rester la propriété et l’ambition des agriculteurs eux-mêmes. »