Délégation et salariat partagé : ce n’est plus « si » mais « quand »

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Délégation et salariat partagé : ce n’est plus « si » mais « quand »

L’évolution la plus marquée, au-delà de la progression du salariat agricole, reste celle des chiffres de la sous-traitance.

Sur la question du salariat, et notamment du salariat partagé, l'analyse et le terrain se rejoignent. Des témoignages de responsables de cuma du Tarn-et-Garonne viennent illustrer et compléter le travail des équipes de sociologues des mondes ruraux. Ces derniers soulignent la fin de l'agriculture familiale telle qu'on l'entendait jusqu'à aujourd'hui.

Le monde agricole mute. Du modèle familial historique à l’entrepreneuriat moderne. Dans ses travaux et notamment son dernier livre, Une agriculture sans agriculteur, coécrit avec Bertrand Hervieu, le sociologue François Purseigle décrit ces changements drastiques qui bouleversent les paysans et les cuma d’aujourd’hui comme de demain. « En 2020, la MSA dénombrait 398 794 chefs d’exploitation, 22 870 co-exploitants et 2 712 aides familiaux, soit 424 376 actifs non salariés dans les exploitations agricoles françaises. Ces chiffres marquent une baisse de 20 % en dix ans du nombre des actifs non salariés. Cette baisse de la population active agricole non salariée s’accompagne d’une légère croissance du nombre des salariés permanents, au nombre aujourd’hui de 280 000 », dissèque François Purseigle. Retour sur le salariat partagé dans le monde agricole.

Salariat agricole : explosion de la sous-traitance

L’évolution la plus marquée, au-delà de la progression du salariat agricole, reste celle des chiffres de la sous-traitance. « Entre 2003 et 2016, le nombre des chefs d’ETA a augmenté de 25 % et celui des salariés de ces mêmes ETA de 62 %. Le nombre des employés d’agences d’intérim s’est accru de 14 % et celui des salariés de groupements d’employeurs de 283 % », mentionnent François Purseigle et Bertrand Hervieu.

Quant aux salariés agricoles, « ce ne sont pas moins de 731 000 actifs salariés embauchés directement par les exploitants agricoles, et 185 700 par l’intermédiaire de sociétés spécialisées qui réalisent désormais une part de plus en plus importante du travail au sein des exploitations agricoles françaises. Cette évolution est particulièrement sensible dans certaines filières, comme la viticulture, l’arboriculture ou le maraîchage », précise François Purseigle.

Le salariat partagé, une solution inévitable

Tout comme un secteur dont les racines familiales sont profondes : l’élevage. La part des salariés agricoles a quasiment doublé en vingt ans dans les secteurs bovin, porcin, ovin et caprin. Une évolution particulièrement marquée sur le territoire breton où les fermes sont de plus en plus étendues et où le besoin de salariat partagé se fait sentir.

Un vieillissement inexorable des agriculteurs. Un éclatement des statuts professionnels. Un nombre de fermes qui fond comme neige au soleil alors que leur superficie moyenne s’accroît. « La population agricole, dont la représentation professionnelle et politique a été historiquement construite à partir de l’association intime qu’elle impliquait entre une pratique du métier, un statut professionnel, un modèle de famille, un régime de la transmission et un mode d’inscription du travail de la terre dans un espace local donné, est en train de disparaître », indique François Purseigle.

Il continue : « L’osmose entre vie de couple et vie professionnelle était au cœur de ce projet. Cette intrication a si profondément marqué la conception de la marche des exploitations agricoles françaises qu’elle a même installée l’idée que l’activité agricole ne saurait être autre qu’une activité familiale. Or, 80 % des conjoints de chefs d’exploitation n’ont pas d’activité sur la ferme. Nous assistons définitivement à la fin de l’agriculture conjugale », en conclut François Purseigle.

La ferme familiale laisse place à l’entreprise agricole.

Cuma, la solution du salariat partagé

Les cuma sont le creuset de ces mutations. Celle de Saint-Julien embauche trois CDI avec un quatrième d’ici janvier pour 80 adhérents. « C’est devenu indispensable, assure Christophe Sicard, qui gère le planning des salariés. Les fermes sont très diversifiées : polyculture, arboriculture, viticulture et même élevage. Ce qui signifie des besoins en chauffeurs sur des engins spécifiques. Les salariés de la cuma sont dédiés à 100 % aux engins et leur entretien. »

Le chef d’entreprise ressent pleinement les évolutions décrites par François Purseigle. « Elles sont inévitables, à mon sens. Les fermes sont de plus en plus grandes. Les agriculteurs sont de moins en moins nombreux. Tout le monde ne peut pas se payer un salarié à plein temps. Alors l’emploi en cuma, j’y crois beaucoup. De plus, l’avantage de la cuma, au vu de l’explosion des charges de mécanisation sur les exploitations, c’est de répondre en parallèle à ce défi. Ensemble, on est plus fort », défend Christophe Sicard.

« De paysan à patron de boîte »

Pour les jeunes installés, le choix de faire appel à un salarié devient souvent une évidence. Pascal Mas est à cinq ans de la retraite. Son fils reprend petit à petit la ferme de 400 chèvres alors que sa compagne travaille en dehors du monde agricole. « La solution du salarié partagé entre trois à quatre fermes, c’est une réponse inévitable. Comment mon fils va s’en sortir lorsque ma femme et moi allons arrêter notre activité ? Nous avons investi pour son installation. Alors, l’emploi partagé est le choix le plus malin par rapport à la trésorerie », estime Philippe Mas.

La fin du modèle familial et l’avenir de son enfant inquiètent cependant l’éleveur. « Si je devais me lancer dans le monde agricole aujourd’hui, je ne le ferais pas. C’est pour cela que je me fais du souci pour mon fils. Parce que notre métier est avant tout celui d’éleveur. Aujourd’hui, nous passons notre temps le nez dans les papiers et à trouver des solutions pour déléguer. Notre métier mute de paysan à patron de boîte. Passer de trois associés en gaec à un agriculteur seul ne laisse pas d’alternative que de trouver du salariat », regrette l’éleveur.

Salarié : implication, intérêt et prise de capitaux ?

Sébastien Guiraud, céréalier au sein d’une petite cuma, pense que le salariat agricole va se développer tout en laissant encore la place au modèle familial. « J’ai lu le livre de Monsieur Purseigle et assisté à une de ses conférences. Je ne suis pas d’accord avec tous ses constats pour l’avenir. Au niveau de la cuma des Granges, une petite structure de cinq adhérents, nous n’avons pas vocation à devenir une ETA ou à nous agrandir. Mais nous avons un salarié en effet. Nous ne souhaitons pas rentrer dans un modèle de cuma extensive, à gérer beaucoup d’adhérents, des papiers, etc. Je pense qu’il y a de la place pour les petites fermes et les petites structures, sous forme de cuma ou autre d’ailleurs », décrypte Sébastien Guiraud.

Salariat partagé : trouver de la main-d’œuvre

Et puis reste la difficulté de trouver de la main-d’œuvre. « L’installation, de par le manque de vocation d’une part et le prix du foncier d’autre part, est devenue complexe pour de nouveaux arrivants. Mais trouver un salarié n’est pas non plus une sinécure. Certains considèrent que leur métier consiste à s’asseoir dans le tracteur et à conduire en regardant le téléphone. C’est loin du modèle de salariat que j’imagine. Il faut une implication, un intérêt, une prise de capitaux… Le modèle de salariat à l’avenir doit aller vers l’inclusion du salarié », assure Sébastien Guiraud.

Selon François Purseigle, la ferme familiale va bien subsister aux côtés des capitaines d’industries agricoles. Dans quelle proportion ? L’avènement des grandes enseignes et du géant Amazon, conjugué à une technologie permettant l’achat de biens en un clic sur le Net, une consommation facile et rapide, tout cela n’a-t-il pas provoqué la relégation des librairies dans les abîmes de l’ancien monde malgré une résilience certaine en France ? Aux citoyens et aux agriculteurs du XXIe siècle de juger. Comme le formule Baruch Spinoza : « Ni rire, ni pleurer, ni haïr, mais comprendre ».

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