Pliée en deux, Aurore Schneider fouille la terre de sa main gantée pour aller déterrer le précieux légume, qu’elle dépose dans un cageot. Serveuse en intérim, la jeune femme a troqué le plateau contre la gouge à asperges. Un outil au long manche affûté qu’elle manie pour la première fois de sa vie, au grand air et sans masque.
« Ça me permet de faire quelque chose pendant le confinement. Ça m’évite de rester à la maison. En plus, ça aide et ça me permet de gagner de l’argent », explique-t-elle. « Je tournais en rond et les journées étaient assez longues. Au bout de 15 jours, j’avais envie de sortir et c’était l’occasion d’être utile », abonde, quelques rangées plus loin, Robin Ruhlmann. Conducteur de travaux dans une entreprise fermée depuis deux semaines, il est au chômage partiel.
Dans l’exploitation de Jean-Charles Jost à Bilwisheim (Bas-Rhin), ces néo-saisonniers ont remplacé, à la suite d’un appel à l’aide lancé par les syndicats agricoles, la main-d’œuvre habituelle. Celle-ci est essentiellement étrangère et bloquée cette année aux frontières. Mais les petits nouveaux ne devraient pas suffire à sauver la saison.
« Pas la même productivité »
Franck Sander, président Fdsea du Bas-Rhin, le dit sans ambages. Si les appels de personnes offrant leurs services ont afflué ces dernières semaines vers les exploitations, « on ne va pas remplacer les saisonniers habituels, Roumains, Polonais. Ce n’est pas la même productivité. Il faut davantage les encadrer ».
Il insiste sur les indispensables précautions face au risque de propagation du Covid-19. Surtout lorsque les saisonniers, assez espacés dans les champs, travaillent ensemble sur un outil de calibrage.
Pourtant, au-delà du problème de la main-d’Ouvre, se pose surtout aux producteurs celui des débouchés. Habituellement, l’Alsace entre dans une sorte de transe au printemps. Les asperges occupent les conversations, envahissent les marchés. Les gourmets guettent le lancement des « menus asperges » dans les restaurants: veloutés d’asperges et assaisonnement avec diverses sauces.
Marchés et restaurants fermés
« D’habitude, je me fais dévaliser. Actuellement, on récolte 250 kg par jour. En poussant chez tous nos clients, on les vend mais on est seuls sur le marché », racontait, fin mars, M. Jost. Ses légumes, enracinés dans des terres sableuses, sont plus précoces que les autres asperges alsaciennes.
« Une journée normale, je fais trois tonnes par jour. Là je peine pour vendre 250 kg… L’asperge n’est pas un produit de première nécessité », analysait-il. Tout en déplorant aussi la fermeture des marchés après celle des restaurants.
Président l’association des producteurs d’asperges d’Alsace, il ne compte récolter que 30 à 40% maximum de ses légumes, faute d’un « potentiel de vente » suffisant.
René Jenner, petit producteur à Lampertheim, a décidé de récolter ses asperges avec la main-d’œuvre locale. Celle-ci s’est mobilisée pour l’aider. Il veut croire que « les gens de la ville passeront ». Mais « le point noir, ce sont les restaurants: on ne sait pas quand ils vont rouvrir ».
Ses collègues de la ferme Frick, à Gundolsheim (Haut-Rhin), ont pris une décision radicale. « Rien ne sera ramassé pendant la période du confinement », expliquait, il y a quelques jours, Muriel Frick. « Je ne veux pas être responsable d’avoir un employé à l’hôpital ou qui décède », justifiait-elle. Elle décrit des saisonniers fidèles, plutôt âgés, instituteurs ou gendarmes à la retraite.
Limiter les contacts
« Nous allons nous en remettre parce que nous avons un certain âge. Les investissements sont derrière nous mais des jeunes ne peuvent pas faire pareil », constatait l’agricultrice. Elle dit devoir refuser « toutes les cinq minutes » des propositions de bras d’une coiffeuse, une éducatrice, de parents ou de restaurateurs cherchant du travail pour leurs enfants ou leurs employés.
Depuis, les Frick ont changé d’avis. Ils ont été confrontés à de nombreux appels de clients fidèles désireux de venir acheter des asperges à la ferme. « On pense commencer la récolte vers le 15 avril avec quatre personnes, contre 20 habituellement. Sur un quart de la surface totale », explique Mme Frick.
Un nombre de saisonniers réduit « au strict minimum ». Ceci devrait notamment permettre de limiter les contacts dans les véhicules qui les emmèneront aux champs.