S’ils n’ont plus envie d’être agriculteurs, il reste compliqué pour les exploitants agricoles de sortir des logiques familiales (et patrimoniales) dans lesquelles ils s’insèrent en grande majorité… Mais la situation évolue pour plusieurs raisons. Cette fluidité croissante des parcours professionnels des agriculteurs a été analysée par les sociologues François Purseigle et Bertrand Hervieu dans leur dernier ouvrage, « Une agriculture sans agriculteurs » (1).
Installation réversible
En premier lieu, pour les enfants d’agriculteurs, la reprise potentielle intervient généralement tard: l’allongement de la durée d’activité de leurs parents fait qu’ils ont bien souvent « goûté » aux études et à la vie salariée. Ils ont, du coup, internalisé les codes du marché du travail.
Intervient aussi une « déconjugalisation », c’est à dire que les compagnes (ou compagnons) tracent leur route professionnelle en solo. Et cela même lorsque éventuellement ils travaillent sur la même exploitation: chacun ses projets.
En parallèle bien sûr, les parcours sont d’autant plus « fluides » que la proportion de personnes « non-issues du monde agricole » progresse dans les effectifs agricoles.
Ce, même s’il reste difficile de l’estimer précisément. Si les chercheurs soulignent « qu’en 2020, 34% des bénéficiaires des aides publiques à l’installation n’étaient pas les enfants du chef d’exploitation cédant, ce qui ne signifie pas pour autant que ces derniers ne soient pas proches du monde agricole. »
Pour toutes ces raisons, et en toute logique, « l’installation » peut être envisagée comme une étape, comme un moment réversible dans un parcours professionnel et dans un projet de vie (…) », résument les chercheurs.
Ne dites plus « installation », ni « renouvellement des générations »
« Le terme « installation » en lui-même est problématique », soulignait l’un des auteurs, François Purseigle, lors d’une intervention pendant les 2e Assises de l’Enseignement agricole en Occitanie, en janvier. « En Occitanie, dans les filières équines, maraîchères, arboricoles ou encore avicoles, les entrées et sorties sont parfois si rapides qu’elles défient même la notion d’installation, » a-t-il expliqué.
Le chercheur remet aussi en question la notion de « renouvellement des générations »: les « jeunes » repreneurs, ne sont plus si jeunes. Et les « vieux », plus si âgés…
« Dans certains départements, on a aussi parmi les nouveaux installés plus de 50% de pluriactifs, souvent dans des emplois ruraux à côté de leur activité agricole, » notait François Purseigle.
En bref: installation, métier, carrière, fin d’activité… les codes valsent dans tous les sens.
La figure de l’exploitant trop centrale
« Il va aussi falloir arrêter de concevoir l’agriculture comme un métier d’assignation. À force de tricher, de jouer sur cette imagerie « paysanne », nous allons passer à côté du défi de l’insertion professionnelle, » a averti le chercheur.
Une remise en question complète des stéréotypes véhiculés par toute la profession, et toutes les organisations associées.
Mais revenons aux agriculteurs: on a vu pourquoi ils pouvaient s’installer tardivement, après une première trajectoire professionnelle, dans le cadre familial ou pas. Mais pourquoi décident-ils d’arrêter leur métier avant la retraite?
Muriel Mahé, du Centre d’Etudes et de Perspective du ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire, a présenté des travaux sur les sorties précoces du métier d’exploitant agricole (4). Ce phénomène commence à être étudié, après avoir été, d’une certaine manière, tabou.
L’équipe a estimé qu’un petit tiers (28%) des sorties interviennent avant les 55 ans de l’exploitant (moyenne 2013-2015), phénomène plus important chez les femmes co-exploitantes.
« Ceux qui quittent leur exploitation sortent en majorité de l’agriculture »
« Les conditions de vie et de travail sont les principaux moteurs de mobilité avant 55 ans et ceux qui quittent leur exploitation sortent en grande majorité de l’agriculture », a ainsi résumé l’équipe.
Les zones à faible potentiel agricole sont les plus touchées. En termes de filière, ce sont les cultures spécialisées hors-viticulture, qui arrivent en tête de ces départs, avec les filières d’élevage moins capitalistiques.
Jusqu’à présent, « peu de travaux ont été menés sur les motivations de ces reconversions professionnelles, « conclut l’équipe. Toutefois, de premières études sociologiques et analyse de bilans de compétences font ressortir le poids des conditions de travail, mais aussi des ruptures familiales. La détérioration de la santé est aussi un facteur de sortie précoce, essentiellement pour les hommes.
Les « déçus » de l’agriculture
Caroline Leroux fait actuellement une thèse sur ce sujet, sous l’égide de la Chaire Mutations agricoles de l’ESA d’Angers, après un premier travail exploratoire.
« Lors de ce premier travail, nous avions mis en évidence qu’il y avait différentes logiques de départs, certains départs étaient liés à un manque de reconnaissance dans le travail collectif. Les agriculteurs se retrouvaient dans une relation de domination avec leurs associés (désaccord sur les investissements, le temps de travail). Nous les avons qualifiés de « déçus » de l’agriculture. »
« D’autres départs étaient liés à des facteurs externes, indépendants des agriculteurs, qui s’imposent à eux au cours de leur carrières : difficultés économiques, problèmes de santé, manque de reconnaissance des compétences et des motivations. Nous les avons considérés comme des « exclus » de l’agriculture. »
« A partir des travaux préexistants, nous avons vu que l’engagement professionnel après avoir quitté le métier d’agriculteur s’opère selon deux logiques. Certains sont à la recherche de travail, sans avoir d’ambition relative à la nature du travail occupé. L’objectif est d‘avoir une sécurité économique. Tandis que d’autres sont à la recherche d’un travail, ils ont réfléchi à leurs reconversions professionnelles. Ils se spécialisent dans un secteur professionnel en particulier. »
Après avoir été tabou, le sujet fait désormais l’objet de solides recherches. Un pas important pour que la profession agricole puisse devenir aussi attractive -voire plus!- que les autres secteurs professionnels.
Et pour les cuma ?
Ces évolutions sociologiques ont des implications très concrètes pour les cuma, responsables et adhérents compris. Les groupes ont de belles cartes à jouer pour rendre les installations moins intensives en capital, plus légères… en un mot: plus souples! Et ainsi gagner des adhérents et des surfaces. Ce qu’ont d’ailleurs bien compris certaines antennes bancaires, qui commencent à interroger les futurs nouveaux installés sur la présence de cuma aux alentours. Ce mouvement ne pourra pas s’intensifier malgré tout sans un changement culturel profond au sein des cuma et de la profession agricole. Ni sans une solide réflexion sur les notions d’engagements, tant sur les plans des matériels que de l’humain.