Marcel Bouché et les machines vivantes

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Marcel Bouché et les machines vivantes

Marcel Bouché, spécialiste international des vers de terre. Crédit photo: Frédéric Maligne

Bêchage et botanique devaient être le programme de vie de Marcel Bouché, formé en 1953 à l'Ecole des jardiniers de la Ville de Paris. Autodidacte tenace, il deviendra directeur de recherche à l'Inra et l'un des rares spécialistes des vers de terre.

La plus récente publication de Marcel Bouché, « des vers de terre et des hommes* » est aussi la seule destinée aux non-scientifiques, et celle aussi qui lui vaut de rencontrer en conférences bon nombre d’agriculteurs, confrontant et approfondissant mutuellement leurs observations. C’est un livre de faits et de chiffres, mais la vigueur des opinions et l’humour de celui qui tient la plume laissent entrevoir une personnalité hors-norme. Et il en fallu du caractère pour devenir le Marcel Bouché que l’on rencontre dans son « antre » verticale, minérale et végétale, à Montpellier. Mais d’abord, le spécimen tient à « cracher son venin »: « Il y a un coeur dans mon livre, introduire la rigueur scientifique dans le domaine agro-écologiquement-environnemental. Actuellement, la démarche scientifique n’est ni mise en place, ni respectée. Le cycle de l’azote par exemple, est une construction intellectuelle. Or ce qui se passe dans un champ n’est pas intellectuel. Ma critique: on fait de très belles théories, mais on ne les valide pas et surtout on ne se donne pas le mal d’aller regarder la réalité. Avec mes moyens j’ai ouvert des portes pour regarder des parts de réalité. » Ce qu’il a livré tout au long de sa carrière est une somme phénoménale sur les vers de terre, et surtout la manière dont ils interagissent avec le monde autour d’eux.

Un anécique, seule famille de ver de terre capable de creuser des galeries verticales, mélangeant les horizons. Crédit photo: citadel.sjfc.edu

Un anécique, seule famille de ver de terre capable de creuser des galeries verticales, mélangeant les horizons. Crédit photo: citadel.sjfc.edu

Techniciens versus scientifiques

Rien ne prédestinait Marcel Bouche à cet itinéraire, si ce n’est l’envie de « monter un peu son niveau ». « Je suis du milieu ouvrier. J’ai eu le certificat d’études et suis devenu jardinier diplômé de la Ville de Paris: un vice dans le milieu scientifique. Habitué à faire du terrassement au mètre, j’avais 18 ans et une bonne base de botanique. Je suis rentré aide de laboratoire a l’Inra, même salaire que femme de ménage. Mais avec une logique parfaite ils m’ont mis en zoologie! Le plus grand service qu’ils m’ont rendu. Je suis donc technicien. C’est important parce qu’on demande au technicien d’observer la réalité et de fournir des données aux ‘grands scientifiques qui pensent’. Il m’a fallu des années pour comprendre que c’était un angle intéressant. » Il demande à pouvoir poursuivre sa formation aux Arts et Metiers mais sa hiérarchie refuse. Il commencera donc des cours par correspondance, en parallèle de son activité professionnelle. Un travail de 3 ans pour rattraper l’équivalent du Bac, interrompu par 27 mois de guerre en Algérie. Petite consolation: entre temps ont été institués des examens spéciaux pour faire entrer les « autodidactes » dans les facultés, qu’il passe facilement. Au bout de 2 ans, il obtient l’équivalent d’une maîtrise et repasse un concours pour rentrer comme assistant à l’Inra. Un poste qu’il obtient, tout en continuant ses études encore un an.

Base de données et cartes perforées

« A mon arrivée, on m’a charge d’un sujet que 2 chercheurs n’avaient pas pu ou voulu creuser, les vers de terre. Je n’en avais jamais disséqué ni observé de ma vie. J’ai accepté sachant que je pourrais bifurquer. Puis j’ai découvert que j’avais hérité de l’étude de la première masse animale des terres émergées, et de très loin… et une domaine très négligé. Seuls 2 chercheurs en Grande-Bretagne travaillaient sur ce sujet. On m’y a envoyé, ce qui m’a permis de baragouiner en anglais. » Là, il apprend le lancement du Programme biologique international, et petit à petit fait sa place dans les institutions scientifiques internationales. En parallèle, l’Inra crée le laboratoire de faune du sol à Dijon et lui demande de l’organiser. Les crédits obtenus par ces 2 biais lui permettent de sillonner la France et de prélever des échantillons sur 1500 localisations. Une base de données colossale, qui le conduit à identifier de nombreuses nouvelles espèces, genres et familles de vers de terre. On est alors au début des années 1960, aux balbutiements de l’informatique. Une équipe dédiée s’installe à l’Inra à Nancy. Marcel Bouché tente l’aventure et fournit aux dactylos ses données, qui leur permettront d’alimenter la machine avec des cartes perforées. L’ordinateur accouche alors de 300 cartes de répartitions des espèces des vers de terre en France.

Un exemple de carte perforée, utilisées par les ordinateurs des années 1960.

Un exemple de carte perforée, utilisées par les ordinateurs des années 1960.

Miracle pyrénéen

Elles lui permettent notamment de comprendre quelle espèce découle de laquelle, en s’appuyant sur la théorie de l’évolution de Darwin, et d’identifier « un petit miracle » : « C’était il y a 290 millions d’années, il y avait un seul continent, la Pangée. A ce moment de contact et dans ce petit secteur -on devine la France et l’Espagne-, apparaît une espèce de ver dotée d’un gésier plus « reculé » que chez les autres, qui l’ont presque « dans la tête ». « Les muscles puissants à l’avant se sont développés. C’est la possibilité d’être anécique. » Anécique ? Ce sont « nos » vers de terre les plus communs, ceux qui peuplent l’Europe occidentale, orientale et le Maghreb, et creusent des galeries verticales, mélangeant les horizons.

Rôle des vers de terre dans la formation de la terre végétale, Charles Darwin

Rôle des vers de terre dans la formation de la terre végétale, Charles Darwin

Ceux qui, il le découvre plus tard, en approfondissant les observations de Darwin**, représentent une biomasse atteignant en moyenne 1t/ha dans un sol vivant (mais on peut aller jusqu’à 3t/ha), excrètent en moyenne 300t/ha/an de lombrimix, c’est-à-dire 300t de crottes, devenues un aliment précieux, « un nectar » pour les bactéries, puis les plantes dont les racines se faufilent dans leurs galeries pour s’en délecter, et eux-mêmes, une fois le mélange bien « fermenté ». Chaque kilo de ver remue environ 270kg de terre par an et leur réseau de galerie peut atteindre 4000km/ha (vous avez bien lu).

Des turricules, composés de lombrimix, déposés en surface.

Des turricules, composés de lombrimix, déposés en surface.

Azote non-lessivable

Plus fort : les observations de son équipe –qui perturbe les vers et leur milieu le moins possible- dans une prairie permanente, au pied de l’abbaye de Cîteaux en Côte d’Or, ont permis de comprendre où va l’azote qui transite par les anéciques, via leur digestion mais aussi leur corps :  en général on en retrouve 30%, le reste étant dénitrifié, perdu par lessivage. Là on l’a vu s’accumuler transitoirement dans le sol puis migrer en quasi-totalité vers les plantes (à un « débit » estimé, dans cette prairie de 27 espèces, à 650-700kg/ha/an)! Probablement car ils excrètent non seulement de l’ammoniac, directement assimilable, mais aussi beaucoup de mucus, qui doivent subir une petite destruction avant de libérer leur azote. De l’azote non-lessivable donc, et libéré au rythme des besoins. Il explique ces découvertes par sa démarche, assez proche de celle qu’il observe chez les agriculteurs avec lesquels il échange aujourd’hui:  » Ils s’efforcent d’échapper aux dogmes et essaient, dans leurs pratiques, de trouver des alternatives. Et ils les bricolent, y compris dans le machinisme, un domaine dans lequel je suis éminemment incompétent. Moi, je vous propose juste une autre machine dans votre catalogue ».

*Des vers de terre et des Hommes, Marcel Bouché, Ed. Actes Sud, 2014

** Rôle des vers de terre dans la formation de la terre végétale, Charles Darwin, Ed. Hachette, 2013 (éd. originale : Reinwald, 1882)

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