Passée la façade décrépie donnant sur l’avenue de Stalingrad, dense départementale à l’extrémité nord de Saint-Denis, une odeur de peinture fraîche accueille le visiteur à « La ferme ouverte ».
La cour de ferme est entièrement rénovée, les anciens hangars et frigos bardés de bois. Un peu plus loin, des moutons, des chèvres et des lapins vaquent, indifférents au McDo jouxtant leur pré.
A 10 minutes de marche du métro Saint-Denis-Université, le site est cerné par ces grands ensembles qui ont englouti, après guerre, les champs qui nourrissaient la capitale.
Parmi les projets d’agriculture urbaine qui foisonnent outre-périphérique, il se distingue par ses quatre hectares et son activité maraîchère ininterrompue : la parcelle, cultivée un siècle durant par la famille Kersanté, a été préservée par son rachat en 1983 par la municipalité.
Quand René Kersanté, septuagénaire, s’est rangé des tracteurs en 2017, la mairie de Saint-Denis a cherché des successeurs. Un hectare a été repris par le collectif artistique Parti poétique qui mêle permaculture et événements culturels. Et trois hectares sont revenus aux fermes de Gally, une entreprise fondée près du château de Versailles, qui va y ouvrir samedi sa troisième ferme pédagogique.
Pour Xavier Laureau, codirigeant des fermes de Gally, il était impensable de laisser disparaître ce « concentré d’histoire de l’alimentation locale en Ile-de-France ».
Pour valoriser cette mémoire, un espace d’exposition a été imaginé à côté des plantations de légumes et d’herbes aromatiques qui seront vendus sur place. L’idée: retracer l’histoire du maraîchage, à son apogée à la fin du XIXe siècle, dans cette « plaine des Vertus » qui fournissait la capitale en primeurs, sitôt récoltés, sitôt livrés en charrette aux Halles (fermées en 1969), dans le coeur de Paris.
« Créer des fiertés »
Les outils présentés viennent de la collection du musée des cultures légumières de la ville voisine de La Courneuve, aujourd’hui fermé.
Cultures sous cloches ou châssis vitrés, récupération du fumier des chevaux pour chauffer la terre et allonger les récoltes… « C’était un processus intensif de production, on ne laissait jamais le sol se reposer », relate Xavier Laureau, admiratif devant « l’évolution des techniques pour alléger le travail des hommes » et la « créativité du territoire ».
En montrant « la fierté qu’il y avait à être maraîcher en Seine-Saint-Denis », il entend « créer des fiertés pour les habitants » des quartiers populaires limitrophes.
Pour encourager la venue des visiteurs de Saint-Denis, La Courneuve, Stains et Pierrefitte-sur-Seine, un tarif réduit de trois euros a été instauré (jusqu’à 4,60 euros pour les autres).
Cette ouverture aux quartiers alentours, ainsi que l’accueil de stagiaires et d’apprentis, peut « susciter des vocations » dans un secteur qui embauche, espère le responsable.
Au-delà de l’hommage à leurs prédécesseurs, les nouveaux exploitants exhibent les savoir-faire d’aujourd’hui : dans la serre, ciboulette, coriandre et mâche poussent à la verticale grâce à l’hydroponie (culture sur un substrat neutre régulièrement irrigué par une solution d’eau et de nutriments).
La vente directe et les visites ne suffisant pas à rentabiliser le site qui emploie cinq personnes, le modèle économique inclut aussi ateliers (fabrication de pain, beurre, jus de pomme…) et location d’espaces pour les entreprises.
Non loin de son appartement de Saint-Denis, la famille Sheikhoossain profite du soleil d’avril dans la cour de la ferme. « Je savais pas qu’il existait des endroits comme ça en Seine-Saint-Denis ! » sourit Mushiirah devant son fils de deux ans et demi électrisé à la vue des animaux.
Ils ont arpenté le site en avant-première, mais devront attendre l’ouverture officielle pour goûter les légumes. « Qualitativement, y aura pas photo », est déjà persuadé Irshad, le père.
L’ancien maraîcher René Kersanté n’affiche aucune nostalgie devant la métamorphose des champs, uniquement couverts de salade jusqu’à son départ. L’exploitation « existe toujours, je n’aurais pas pu rêver mieux ».