« En Champagne, quelqu’un qui hérite d’un hectare doit s’acquitter d’environ 100.000 euros à l’administration fiscale… Il faut consacrer trente ans de ses revenus pour rembourser ses droits de succession », assure la direction du syndicat général des vignerons, qui milite pour que la vigne soit considérée comme un bien professionnel et non une rente.
Exploitante à Trois-Puits (Marne), Marie-France Baillette connaît ce genre de tracasserie: à 64 ans, elle envisage de prendre sa retraite et de céder ses 63 derniers ares à ces deux filles, mais se dit « terrifiée par les prix » de la succession.
« Je trouve ça triste que demain il n’y ait plus de petits vignerons parce que l’État nous aura trop taxés… La Champagne existera toujours mais les viticulteurs devront louer leur vigne ou être doubles actifs », déplore-t-elle.
Pourtant, la filière semble plus prospère que jamais avec un chiffre d’affaires record de 4,9 milliards d’euros en 2017 pour quelque 307 millions de bouteilles vendues, selon le Comité Champagne, organe institutionnel qui réunit vignerons, coopératives et négoce.
Mais la situation cache des disparités entre les viticulteurs, propriétaires du vignoble mais souvent sous-calibrés pour se déployer à l’export, et les grandes marques, cotées en bourse et capables d’investissements colossaux.
« On nous dit les Champenois, vous avez pas à vous plaindre mais derrière ces bons chiffres, ce sont surtout 17.000 viticulteurs dont beaucoup de petits vignerons » sur lesquels pèse le poids de la transmission, explique Maxime Toubart, président du SGV.
Dépendance aux marques
Avec 35.000 hectares de vignoble mais un produit demandé dans le monde entier, l’AOC Champagne connaît une inflation logique: ce qui est rare est cher…
Les droits ont donc suivi la hausse du foncier, qui s’est envolée depuis 1986 avec la libéralisation du prix du raisin, décidée pour se mettre en conformité avec règlementation européenne.
« Le prix de la matière première augmente, donc la valeur de la terre augmente », même si elle est « très spéculative ». Une hausse « ahurissante comparée au prix des autres vignobles du monde », constate Tony Verbicaro, directeur de l’Institut Georges Chappaz de la vigne et du vin en Champagne.
Or « de nombreux vignerons sont en âge de transmettre, c’est une génération qui passe la main », mais qui par « réflexe paysan anticipe très peu ».
Résultat: « Le nombre d’exploitations moyennes, d’un à cinq hectares, a diminué de 6% sur les dix dernières années, celui de moins d’un hectare a augmenté de 8% », alerte le SGV.
À ce rythme-là, les parcelles morcelées entre la progéniture n’ont plus la taille suffisante pour soutenir l’outil de production. De producteurs, certains vignerons optent alors pour la simple vente de raisin au négoce, alléchés par un prix du kilo autour de sept euros.
D’autres cherchent des solutions pour continuer de produire des bouteilles: créer une société pour en transmettre les parts à sa descendance, réaliser des donations-partages… »On peut transmettre, mais on déguise un peu, ce n’est pas pérenne, c’est un peu une solution sparadrap », lâche Maxime Toubart.
« Ça a un effet structurel sur la Champagne, car une exploitation qui se divise, ce sont des gens qui sont moins vendeurs de bouteilles donc plus dépendants des maisons de champagne… », s’inquiète-t-il.
Le syndicat tente de faire entendre sa voix dans le cadre de réforme de la fiscalité agricole incorporée dans la loi de finances 2019.
Proposition principale: « l’exonération totale des droits de succession », quand le propriétaire cède ses terres à ses enfants pour qu’ils poursuivent l’exploitation.
Mais seul un amendement a été déposé par la commission finances de l’Assemblée nationale, permettant d’augmenter le plafond d’un abattement déjà en vigueur. Difficile pour le lobby champenois de convaincre le gouvernement de l’utilité d’instaurer un régime spécial pour la seule Champagne, dont la santé économique insolente cache toutefois des mutations structurelles bien à l’oeuvre.