Q: Pourquoi vous opposez-vous à la « paix des braves » conclue en février 2018 entre les acteurs de la filière qui produisaient le camembert « fabriqué en Normandie », et ceux qui produisaient le « camembert de Normandie » ?
R: « Le CNAOL qui représente les 51 appellations d’origine protégées laitières françaises (46 fromages, 3 beurres et 2 crèmes), soit 1,9 milliard d’euros de chiffre d’affaires, 18.000 producteurs de lait, et 382 établissements de transformation, a écrit le 11 avril une lettre au ministre de l’Agriculture, car certaines dispositions de l’accord ne sont pas acceptables du tout. Elles remettent en cause la définition même de ce qu’est un produit AOP, lié aux savoir-faire des terroirs ».
Q: Contestez-vous l’utilisation de lait pasteurisé pour fabriquer du « camembert AOP de Normandie » ?
R: « 75% des fromages AOP français sont au lait cru, mais ce n’est pas la pasteurisation du lait en tant que telle que nous contestons, car elle s’explique par l’histoire française (Pasteur..) et nous l’acceptons. Ce que nous contestons c’est une dérive sur le plan des technologies utilisées par certains industriels du fromage qui jusqu’à présent n’avaient pas droit à la classification AOP et qui pourront désormais y avoir accès.
Ils utilisent des procédés comme les coagulateurs de lait, des machines qui standardisent le lait, qui sera le même du 1er janvier au 31 décembre quelle que soit la race de la vache qui l’a produit, son alimentation et même la saison.
Or, le principe même d’un fromage AOP est qu’il est issu d’un lait qui est un produit vivant, issu d’un terroir, auquel on doit s’adapter pour fabriquer le fromage. Là, c’est le contraire, c’est le lait qui s’adapte à la machine, on détruit tous ses micro-organismes pour fabriquer un produit ultra-standardisé. C’est le contraire de ce qu’est un AOP. Dans nos fromageries, ces machines n’existent pas, elles ne sont pas compatibles avec la tradition et le savoir-faire de chaque AOP ».
Q: Craignez-vous une contamination de ces « dérives » à d’autres fromages ou produits AOP français ?
R: « En accordant le label AOP à un +camembert de Normandie+ issu d’une filière industrielle qui standardise le lait ainsi, on discrédite tous les AOP. Or c’est la base de l’originalité du système européen dans la mondialisation agroalimentaire, défendue par l’Union Européenne (UE) dans les accords commerciaux internationaux.
On va finir par avoir une véritable crise de confiance avec les consommateurs si on laisse passer cela, car si le lait est standardisé de cette façon, on vend du bluff aux gens. Or l’authenticité, ça fait partie de la définition même des AOP ».
« Il y a déjà d’autres dérives en cours, par exemple nous voyons des industriels laitiers utiliser la notoriété d’un des fromages AOP les plus connus, le Roquefort pour vendre du Bleu de Brebis industriel en réutilisant des codes couleur similaires, c’est ce que l’on nomme +parasitisme+, ou pour vendre du Picolin industriel ressemblant au Picodon, ou encore du Beaumont qui ressemble furieusement à du Beaufort. Avec l’accord camembert qui permet l’apparition d’un double standard au sein de la même AOP, la porte est ouverte. Le camembert perd son âme aujourd’hui, le Roquefort et les autres AOP risquent de la perdre demain ».