À Saint-Lattier, dans l’Isère, la ferme de René Cluze, promise à l’agrandissement, a trouvé un repreneur. C’est le voisin, vétérinaire en reconversion professionnelle, qui a sauté le pas. « J’ai toujours rêvé d’être paysan. Mais j’étais bon élève et on m’a guidé autrement », se souvient Nicolas Gohier. Mais aujourd’hui, tout a changé, il réalise enfin ce dont il rêvait, sans pourtant tomber dans l’angélisme : une ferme collective.
La ferme collective
« Nous connaissons tous la situation des agriculteurs, ils sont souvent isolés, ne peuvent jamais prendre de repos et sont rarement payés à la hauteur de leurs efforts », regrette-t-il. Alors, Nicolas essaie une nouvelle méthode : la ferme collective. « Cinq ans avant sa retraite, René a prêté une parcelle de sa ferme en commodat à des maraîchers. À cette époque, je donnais un coup de main pour les asperges. Il y avait Lucas aussi, un maraîcher. Nous avons travaillé deux années comme cela. Pour être sûrs de notre choix. » Avec des amis et le soutien des Fermes partagées (1), Nicolas crée en 2020, en prévision d’une éventuelle reprise, la Scic la Clef des Sables.
Il s’agit d’une structure juridique qui doit leur permettre de construire des bâtiments agricoles et de réunir des associés non-agriculteurs. En janvier 2021, à presque 40 ans, il franchit le cap. Il crée la Scea Grains de Sable et reprend l’exploitation de 50 ha de René. « J’ai investi 160 000 € dont 100 000 € pour le matériel et 60 000 € de fonds de roulement », souligne-t-il. Peu à peu, il est rejoint par Lucas Théodose, qui prend le statut de cotisant solidaire, et par Paloma Cuevas, qui produit des petits fruits. Les installations sont progressives, les activités diversifiées, mais toujours biologiques. La nuciculture cohabite avec les plantes à parfum, le maraîchage et bientôt l’élevage.
Ferme collective : une construction progressive
Aujourd’hui, ils sont cinq installés en activité principale et quatre en stage ‘test installation transmission’. Ce statut offre la possibilité à un porteur de projet, souhaitant s’installer hors cadre familial, de mûrir son projet sur l’exploitation. En deux ans, avec l’aide d’un salarié et du soutien de l’intercommunalité et de la Région via le programme Leader, la structure juridique de la Clef des Sables, qui lie les agriculteurs, évolue et se stabilise. Lucas, Paloma et Mathieu Denise sont devenus sociétaires de la Scic et ils ont créé un gaec, lui aussi sociétaire de la Scic.
Céline Autissier a créé une entreprise individuelle plantes à parfum, aromatiques et médicinales (PPAM), elle aussi associée à la Scic. Nicolas accueille, dans sa Scea, deux agriculteurs en devenir : Fanny Jouitteau et Rémi Vatillieux. En clair, tous sont unis autour d’un projet commun, mais en restant indépendants. « Nous ne voulions pas que les problèmes d’argent viennent empoisonner les relations humaines. C’est pour cela que nous avons choisi ce format. Grâce à ces véhicules juridiques, nous sommes tous sociétaires de la Scic à parts différentes et chaque structure l’est aussi. Quand les agriculteurs à l’essai choisissent de s’installer pleinement, ils prennent une part obligatoire à 7 500 €. Pour les non installés, le ticket d’entrée est de 250 € », explique Nicolas Gohier.
La mutualisation comme leitmotiv
En pratique, les membres de la Clef des Sables partagent beaucoup. Les outils, qui appartiennent à la Scea de Nicolas, sont prêtés via une banque d’entraide. Le temps d’utilisation du tracteur est rendu en temps de travail, souvent sur le tri des noix. Une méthode qui permet notamment à Lucas, Paloma et Céline de travailler la terre sans avoir à acquérir les tracteurs nécessaires à leurs activités.
Les parcelles de la Scic sont également utilisées pour accueillir les nouvelles activités, avant de signer un bail rural une fois que leur itinéraire technique et commercial est stabilisé et que les jeunes agriculteurs sont mieux connus des autres propriétaires de la Scic. « L’achat du foncier est souvent le plus difficile à réaliser. Les agriculteurs s’endettent pour l’obtenir et ils entrent dans une spirale infernale. Le principe de la ferme collective permet d’avoir plus de souplesse, moins de pression financière, cela permet de prendre des risques mesurés, le modèle collectif limite la casse », promet Nicolas.
Une organisation millimétrée
Tous les lundis matin entre 8h et 8h30, ils se réunissent pour faire le point sur les achats à venir et les travaux à faire. « Nous groupons les achats, le premier qui descend au village prend ce qui manque aux autres, nous notons sur le planning qui va travailler avec qui, sur quels travaux », remarque Fanny, ancienne animatrice à l’association régionale pour le développement de l’emploi agricole et rural (Ardear) aujourd’hui ‘stagiaire-test’, en vue de créer un petit élevage fromager. Une organisation au cordeau qui permet de ne léser personne et de garder un cap de rentabilité et de productivité.
Une agriculture plus résiliente
« Même si notre organisation est différente, notre exploitation doit être productive et rentable, mais pas au détriment de notre santé, ni de nos besoins sociaux, ni de la biodiversité », estime Nicolas. En diversifiant les activités et en mutualisant les moyens, les membres du collectif veulent tendre vers une agriculture plus résiliente. « En 2019, nous avons eu la tempête de grêle, puis deux épisodes de canicule et la neige en novembre. L’agriculture doit savoir se diversifier pour assurer sa viabilité. Notre objectif est de bâtir un modèle résilient. En diversifiant, nous allons valoriser économiquement chaque activité », assure Nicolas Gohier.
« Notre philosophie se rapproche de celle que théorise Baptiste Morizot », soutient Fanny. Les productions sont majoritairement vendues en circuit court via les Biocoop ou les marchés locaux. Chaque semaine, ils organisent un marché sur site. Vendus à la ferme : les noix, les asperges, les légumes et petits fruits, ou encore le pain. « Nous sommes en lien avec la chambre d’agriculture, l’intercommunalité, avec qui nous travaillons à l’élaboration du projet alimentaire de territoire par exemple », ajoute Nicolas.
Un projet de territoire
Au-delà du modèle agricole alternatif, la ferme collective est « un espace ouvert et disponible à l’accueil et à l’émergence d’initiatives locales, d’utilité sociale notamment avec des espaces d’entraide, un accueil pédagogique à la ferme ou encore une programmation culturelle », souligne Fanny. La Scic accueille régulièrement des stagiaires, des élèves des écoles environnantes et organise des concerts. « Au printemps dernier, en 2022, nous avons créé l’association le Sablier pour proposer des actions d’animation, et nous sommes aujourd’hui une trentaine de bénévoles », poursuit-elle.
D’ici peu, les agriculteurs espèrent s’installer dans de nouveaux locaux agricoles. Avec le soutien de l’Urscop et des Fermes partagées, l’équipe travaille à la construction d’un bâtiment qui leur permettra d’assurer le stockage et la transformation des productions agricoles. Là aussi, les membres de la Clef des Sables ont fait appel au collectif en lançant une campagne de souscription de titres participatifs ouverts à tous, pour financer leur projet. Les deux bâtiments actuels devraient quant à eux être transformés en tiers lieu. Egalement évoqués : la création d’un café associatif et d’un logement habitat inclusif.
(1) Fermes partagées est une coopérative constituée sous la forme juridique d’une Scic CAE (coopérative d’activités et d’emploi), qui propose un accompagnement et des services dédiés aux fermes collectives et coopératives agro-écologiques.
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