« Chez nous, des réserves destinées à stocker l’eau pendant l’hiver, pour l’utiliser en été, ont été construites il y a 13 ans mais n’ont pu servir qu’une seule année, car nous devons faire face chaque année à des recours en justice d’associations locales », explique à l’AFP Luc Servant, président d’une chambre d’agriculture en Charente Maritime.
« Il y a des conflits d’usage de plus en plus forts sur la question de l’eau » en France, confirme Laurent Pinatel, porte-parole du syndicat Confédération paysanne, « dans certaines régions, on ne peut plus avoir de l’eau pour tout le monde ».
En Charente cet été, les réserves étaient « pleines d’eau » et « pas utilisables » après des interdictions obtenues en justice par des associations, confie M. Servant. Tout près, les cultures grillaient.
« Il n’y a aujourd’hui en France pas un seul projet de bassin ou de retenue d’eau sans recours d’associations locales, c’est une bataille dont on n’entend guère parler, car elle se passe dans les tribunaux en régions, mais c’est une bataille », résume Arnaud Gauffier, responsable des questions d’agriculture pour l’association de défense de l’environnement WWF France.
Le ministère de l’Agriculture vient de publier les comptes de la sécheresse: la production française de maïs a chuté de 12,6% en 2018, celle de blé de 5,5%, et celle de tournesol de 22,5%. Ce qui met à mal les trésoreries déjà basses des exploitations agricoles.
La principale organisation représentative des agriculteurs, la FNSEA, demande une « politique active et ambitieuse du stockage de l’eau ». Nombre de ses adhérents mènent campagne sur les réseaux sociaux pour expliquer le besoin accru de réserves d’eau, pompée l’hiver pour l’irrigation estivale.
Irrigation, un « gros mot »
En France, la surface irriguée (1,6 million d’hectares) représente moins de 6% de la surface agricole utile, selon Claude Cochonneau, qui préside l’association des chambres d’agriculture. Avec des situations très différentes selon les régions, le bassin d’irrigation Adour-Garonne étant le plus tendu.
« Sur ma propriété, j’ai la chance d’avoir de l’eau, je fais des +retenues collinaires+, qui se remplissent l’hiver et qu’on utilise en été », explique Raymond Girardi, producteur de céréales et de fruits en Lot-et-Garonne, et vice-président du syndicat agricole Modef.
« Chez moi, le mot irrigation fait figure de gros mot, on ne peut même pas en parler sinon on risque d’être pendu en place publique » plaisante, comme en écho, Jean-Guillaume Hannequin, agriculteur et éleveur dans la Meuse. Dans son viseur, les militants écologistes, très remontés dans le département où ils s’opposent aussi au site d’enfouissement de déchets nucléaires de Bure.
C’est surtout l’opposition zadiste au projet de barrage de Sivens dans le Tarn, marquée par le décès en 2014 du jeune militant Rémi Fraisse, tué par une grenade lancée par un gendarme, qui a cristallisé les oppositions. La retenue d’eau abandonnée devait irriguer la vallée du Tescou.
Soucieuses d’économiser une précieuse ressource et de préserver la biodiversité des fragiles zones humides, les associations accusent surtout la culture du maïs, plus utilisé pour le bétail, les bio-carburants et la méthanisation que pour nourrir les humains.
« Dès la floraison en juin, nous sommes choqués de voir toute cette eau aspergée avec des systèmes qui créent beaucoup d’évaporation alors que les rivières sont à sec », déplore auprès de l’AFP Sylvain Angerand, des Amis de la Terre.
Arnaud Gauffier met en cause l’attitude de l’Etat: en Charente-Maritime, sur un projet de construction de 21 réserves d’eau, le commissaire enquêteur avait émis un avis défavorable, et le Préfet est « passé outre » cet été. « Si on continue à multiplier les bassines, on va vers de plus en plus de conflits d’usage », prédit-il.
Adapter les territoires ou les productions?
Un rapport du Conseil Général de l’Alimentation et de l’Agriculture (CGAAER) de juin 2017 tente de dépassionner le débat, en affirmant que la France est « très heureusement pourvue en eau par la nature » et dispose d’une « irrigation peu consommatrice dont l’efficience a beaucoup progressé ».
Selon ce rapport, le volume d’eau moyen prélevé en France pour les cultures irriguées (1.700 m3/hectare et par an) est « bien plus faible que les 4.800 m3/ha/an observés en Espagne et en Italie, ou que la moyenne observée dans l’UE (4.000 m3) ».
Face au risque d’aridification dans le sud et de « méditerranéisation » des zones intermédiaires comprises entre les Charentes et l’Alsace, le rapport plaide pour un assouplissement des politiques publiques autour de l’irrigation. Cet automne, le deuxième volet des Assises de l’eau, lancées par le gouvernement, devrait se pencher sur le dossier.
« Il faut sortir de la crispation Sivens et mettre en place des projets d’irrigation de territoire par consensus, pour sécuriser nos exploitations », plaide M. Servant.
« L’idée qu’il faudrait adapter les territoires au changement climatique revient en force, alors qu’il vaudrait mieux adapter les productions agricoles, changer les cultures principales dans certains endroits, abandonner le maïs et lancer des cultures moins gourmandes en eau », rétorque Arnaud Gauffier du WWF.
Plus facile à dire qu’à faire quand des filières de production entières (trituration, huileries, amidonnerie, éthanol) sont bâties autour du maïs.
Le WWF et la Confédération paysanne se retrouvent au moins sur le besoin d’évolution des productions: moins de maïs, plus de maraîchage, d’arboriculture et de fourrage, avec un accompagnement des agriculteurs via la Politique agricole commune (PAC) européenne.