Q : Y a-t-il un divorce entre les agriculteurs et la société ?
R : On peut considérer qu’un lien s’est rompu entre l’agriculture et la société à partir de 1996 au moment de la crise de la vache folle et de la controverse sur les OGM, qui ont créé dans le public un doute fondamental sur l’alimentation. Mais c’est depuis le début des années 2010 que le lien s’est plus distendu, avec une mutation de la critique de l’agriculture conventionnelle vers la critique des pesticides et la remise en cause de l’élevage pour des raisons environnementales, sanitaires et de respect du bien-être animal. Dans une partie de la société, ce n’est plus seulement la peur de la disparition des abeilles qui inquiète, c’est la peur d’avoir un cancer à cause de l’alimentation (…) En retour, chez les agriculteurs, l’idée qu’ils paient le prix fort pour permettre la transition écologique et que l’effort est inéquitablement réparti, alors même qu’ils n’ont presque pas de revenus, nourrit un sentiment de discrimination.
Q : Qu’est-ce que « l’agri-bashing » dénoncé par la FNSEA ?
R: Le renforcement des normes et taxes écologiques, les demandes de la part de certaines associations de la suppression totale des produits phytosanitaires, d’une amélioration du bien-être animal, voire d’une suppression de l’élevage, et les émissions à charge dans les médias, sont vécues comme des agressions par les agriculteurs, qui ont déjà du mal à vivre.
Mais je pense qu’ils ne doivent pas surestimer pour autant le poids et l’influence de leurs contradicteurs, les ONG environnementales. La FNSEA tend à penser que toutes les élites sont sous l’influence des écologistes et des végans, ce qui n’est pas vrai. Je ne suis pas certain que la population dans son ensemble partage le point de vue de l’association Generation futures sur les pesticides, et à fortiori, celui de L214 sur les animaux d’élevage.
En vivant dans la peur de disparaître, les agriculteurs ont sans doute du mal à voir la réalité, les signaux positifs. Ils sous-estiment d’une manière générale la bonne image qu’ils ont auprès du public. Bref, ils connaissent mal la société, qui les connaît mal aussi, et c’est cliché contre cliché: D’un côté, c’est « Martine à la ferme », de l’autre c’est « le hipster au Biocoop ». Quand vous discutez avec un agriculteur, il a souvent le sentiment d’être mal-aimé, alors que dans les enquêtes, les agriculteurs sont populaires, et respectés pour la dureté de leur travail et le peu de revenus qu’ils en tirent.
Q : Est-ce que les agriculteurs se rapprochent des gilets jaunes ?
R : Même si la FNSEA ou les autres syndicats agricoles ne les ont jamais soutenus officiellement, et précisent qu’il n’ont rien à voir avec eux, il y a un lien clair entre les revendications des gilets jaunes et celles des agriculteurs. Le démographe Hervé Le Bras a montré que les premières mobilisations des Gilets jaunes, le 17 novembre, avaient été les plus fortes dans la « diagonale du vide », ces régions rurales, isolées et sans accès aux services publics. Pour les distinguer, je les appelle les « salopettes vertes », mais on perçoit la même exaspération fiscale, et le même sentiment de relégation sociale. Par ailleurs, les mouvements de révolte de paysans contre l’impôt existent depuis le Moyen-âge en France et ont traversé l’histoire, jusqu’aux Bonnets rouges en 2013.